Une histoire des Prairies

 

L’Ille, avant sa canalisation en 1843, décrit au nord de la ville de Rennes un méandre ; elle contourne une zone identifiée sur les plans comme un « pré ». En amont de cette boucle, un bras secondaire se sépare du cours principal, qu’il rejoint quelques kilomètres plus bas, donnant au pré l’apparence d’une île. La canalisation de ce bras détachera encore un peu plus ce pré des terres environnantes. Sur une surface de plus de trente hectares, l’eau fait régulièrement disparaître la terre en même temps qu’elle la fertilise. On regarde cette étendue, depuis le pont Saint-Martin, aux portes de la ville, où les photographes posent leur trépied. Les premières cartes postales du début du XXe siècle offrent un point de vue surélevé sur les faubourgs pittoresques qu’animent les silhouettes des lavandières.

 

« Au fil de nos égouts : l’Ille, rivière croupissante, dépotoir des quartiers pittoresques », titre un article de Ouest-Eclair du 25 octobre 1934. Si l’eau est attrayante vue du pont, de près elle repousse. Elle est déjà souillée, non par les « crachats », comme l’écrit Ouest-Eclair, mais par les rejets des tanneries installées depuis un demi-siècle à la proue de l’île. Déconsidérée, la zone des Prairies Saint-Martin n’est observée qu’à distance, depuis sa périphérie urbanisée. Très rares à l’époque sont les photographes qui, comme Eugène Atget, explorent les « friches » urbaines. On préfère alors cadrer des paysages stables, qui offrent une perspective, un point de fuite.

 

En 1929, l’office public HBM (Habitation à bon marché) achète près d’un tiers des Prairies, divisé en cent cinquante parcelles de jardins ouvriers. A la même période apparaissent les premières constructions à l’origine du lotissement Raoul-Anthony qui prend son essor après la Seconde Guerre mondiale, avec la crise du logement. Les cabanes de jardin se transforment parfois en maisons ; les habitants prennent en charge l’aménagement du quartier, l’entretien de la voirie ou l’éclairage public. Jadis « espace lisse » du pré ou de la rivière en crue, une partie des Prairies devient alors un « espace strié » (1) de parcelles cultivées et d’habitations. D’autres parties demeurent libres, boisées ou en friche, champ d’accueil pour les gens du voyage, simple espace vacant, terrain vague. Sur ce territoire, coexistent ainsi différents usages : habitat sédentaire ou nomade, jardin public ou privé, promenade, navigation, baignade.

 

Dès les années 1970, la municipalité semble vouloir prendre possession d’un quartier que la ville entoure désormais. Elle y projette notamment la construction d’une « pénétrante », axe routier traversant les Prairies, parallèlement à des travaux d’asséchement et de remblayage. En 1994, le projet de pénétrante est abandonné pour faire place à la création d’une zone naturelle. La Ville de Rennes rachète les jardins ouvriers à l’office public HLM en 2003 et tente d’acquérir les maisons et parcelles privées, en proposant aux habitants des sommes souvent dérisoires, alors que se précise un projet de « parc urbain ».

 

L’eau, si souvent niée ou cachée à Rennes (2), fait désormais l’objet d’un intérêt nouveau. Selon l’agence Bien aménager son environnement (Base), choisie par la municipalité pour concevoir le projet de « parc urbain », il s’agit avant tout de « reconstituer » un territoire, grâce à « l’eau, qui a façonné le site […], indomptable (3) ». La décision politique se trouve comme dissoute dans un processus naturel, ramenant les Prairies à un état originel ignorant les usages qui les ont transformées. Si l’eau est ici glorifiée, c’est que partout ailleurs on la chasse, à mesure que l’urbanisation progresse. Les Prairies Saint-Martin, « zone de compensation (4) » ? Mais quelle compensation pour les habitants, nomades ou sédentaires, contraints de quitter les lieux alors que, sur l’autre berge, on construit un « nouveau programme » d’ores et déjà annoncé comme une « réussite commerciale » ?

 

Fin 2012, les jardiniers doivent partir. Progressivement, l’espace s’ouvre, la végétation reprend ses droits, tandis que la municipalité veille au grain sur les jardins dont elle est propriétaire. Apparaissent alors, dans la friche, des tentes, des cabanes, des caravanes.
C’est à cette époque que j’ai entamé une exploration photographique des Prairies Saint-Martin. Projet spontané, comme la végétation d’une friche que je découvrais, il avait pour but de témoigner d’un lieu à part dans la ville, de son appropriation par les habitants. Ce travail a démarré par une série de portraits et de paysages. Régulièrement, j’ai garé mon fourgon aux Prairies ; on a posé devant l’appareil, on m’a confié des photographies, raconté des histoires.

 

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(1) Voir Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Le lisse et le strié », dans Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980.

(2) Voir, par exemple, au sujet de la couverture de la Vilaine en centre-ville, l’article « Place de la République », disponible sur http://www.wiki- rennes.fr/Place_de_la_République (consulté le 23 septembre 2018) : « La création de la place [de la République] fut entreprise par la couverture de la Vilaine en 1912 et 1913 sous l’impulsion du maire Jean Janvier. Elle repose sur soixante-cinq arcs en béton armé et constitua un parterre devant le palais du Commerce, avec pelouses, massifs de fleurs et bancs. »

(3) Agence Base, « Rennes : Prairies Saint-Martin », non datée [vers 2012], disponible sur http://www.baseland.fr/fr/parcs-jardins/rennes-prairies-saint-martin (consulté le 23 septembre 2018).

(4) Sur la création d’une « zone de compensation des crues », voir la description du Plan de prévention du risque inondation (PPRI), dans la brochure Saint-Martin au fil de l’eau : bienvenue !, Ville de Rennes, non datée [vers 2010] : « Ce vaste espace, peu urbanisé et partiellement remblayé, doit permettre de compenser les aménagements contre les crues réalisés pour protéger les secteurs urbanisés ou à urbaniser situés le long du canal d’Ille-et-Rance. »

 

 

Remerciements

Archives départementales d’Ille-et-Vilaine ; David Barriet, David Benassayag et Béatrice Didier (Le Point du Jour) ; Françoise Berretrot ; Jérôme Bouve ; Christophe Bouvet (La Ferme du Vastel) ; Franck Chapelain (Cadre en Seine) ; Eva Corvellec ; Alexis Debeuf ; Frédéric Dupont ; Esam Caen-Cherbourg ; David Guiffard (Drac Normandie) ; Charline Guyonnet ; Arthur James ; Pedro Pereira (Ville de Rennes) ; Marie Pleintel (artconnexion) ; Violaine Poubanne (Archives municipales de Rennes) ; Samuel Racine ; Mathieu Renard (Lendroit) ; Céline Rossi ; Florian Stéphant ; Raphaëlle Stopin (Centre photographique Rouen Normandie) ; Isabelle Tessier (Artothèque de Vitré) ; les habitants et arpenteurs des Prairies.



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